LES RISQUES DU METIER
LES RISQUES DU METIER
Un souvenir me revient du temps où j’étais directeur divisionnaire à la direction des services fiscaux de l’Aisne.
Un jour, on m’annonça l’arrivée d’un homme qui demandait à voir un directeur ; la secrétaire ignorait qui il était, ni la raison de son déplacement. Comme j’étais le seul divisionnaire installé au rez-de-chaussée de l’immeuble, on l’avait dirigé tout naturellement vers moi. Bien entendu, je demandai qu’on le fît entrer.
Je vis alors apparaître, franchissant le seuil de ma porte, un homme d’une cinquantaine d’années, correctement habillé et qui me remercia avec beaucoup d’humilité, d’avoir bien voulu le recevoir. À son allure un peu gauche et à son air tourmenté, il me donna l’impression d’être en grande difficulté, peut-être même dépressif. Je l’invitai à s’asseoir et lui demandai ce que je pouvais bien faire pour lui.
En vérité, la raison de son déplacement était dérisoire. La question qu’il me posa était d’une simplicité à laquelle aurait pu répondre les bureaux de Château-Thierry, la ville où il habitait. Rapidement, je compris qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour être reçu par un directeur.
Après avoir entendu ma réponse, il me raconta son histoire. C’était celle d’un être accablé par le mauvais sort. Il avait été autrefois promoteur dans l’immobilier mais un retournement de conjoncture l’avait ruiné. Depuis, il n’était plus rien et son air de chien battu en témoignait. Mais de parler le soulageait et s’il avait tenu à rencontrer quelqu’un qui devait être à ses yeux un haut fonctionnaire, était-ce probablement pour retrouver un peu du lustre d’antan quand il fréquentait les administrations, les élus locaux, les banquiers, bref ! des gens d’importance avec lesquels il faisait des affaires.
Tout en écoutant son récit qu’il débitait dans un langage clair, sans fioriture ni lamentations, je finis par me sentir saisi de compassion. Cet homme avait peut-être été un margoulin, mais peut-être aussi un entrepreneur honnête et actif, qui avait créé des emplois, fait vivre du monde, réalisé quelque chose de bien ou de bon, même s’il agissait dans son propre intérêt. Et puis, un revers de fortune l’avait jeté sur le carreau où il était resté depuis, à la fois, trop humble pour prétendre à un « parachute doré » ou « une retraite chapeau », et interdit par son passé d’entrepreneur, d’accès aux droits de protection des salariés. C’était à l’évidence même, un laissé pour compte du monde cruel de l’économie de marché.
Pendant qu’il parlait et que je l’écoutais sans l’interrompre, je voyais ses traits se détendre, l’expression angoissée de son visage se dissiper lentement. Quand, au bout d’une demi-heure environ notre entretien prit fin, il se leva de son siège et se redressa, sûr de lui, dans la digne posture de l’homme qu’il avait dû être en des temps révolus. Il me remercia de lui avoir consacré du temps et je lui tendis par sympathie, une main bienveillante qu’il serra fermement. Puis il se retourna et se dirigea vers la sortie de mon bureau. L’homme que je voyais alors n’était plus celui qui avait franchi ma porte, une demi-heure plus tôt ; il marchait bien droit, d’un pas ferme et assuré. Je ne lui avais rien apporté de notable durant ce court moment d’entretien, mais il était venu pour être écouté et j’avais répondu à son attente. Maintenant, il repartait, heureux pour quelques heures, sans doute. J’ignore s’il consultait un psy mais, ce jour-là, je l’étais devenu malgré moi.
Je ne revis jamais cet homme.
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